Du terrain aux podiums, des vestiaires aux vitrines : le maillot de foot n’est plus seulement une tenue de match. Une inflation textile symptomatique d’un objet devenu un produit de mode, au prix d’un lourd impact environnemental.
Lire le précédent épisode : De la pelouse aux défilés : les maillots, objets de surconsommation (1/3) – La chemise d’ouvrier est devenue tendance
Pour la présentation de son troisième maillot célébrant les violettes, emblème de la ville de Toulouse, le TFC a opté pour un shooting photo urbain. Pas de joueurs de football, mais plutôt des artistes et personnalités locales portant le maillot avec leurs jeans et accessoires de tous les jours. Exit les codes du sport, bonjour aux codes de la mode. La tenue en édition limitée s’est arrachée, et ce malgré les réassorts. Comme les maillots anniversaires dévoilés par les clubs de Lille ou Lyon.
Même si de plus en plus de clubs lancent des maillots en édition limitée, ces pièces restent perçues comme exclusives par les supporters. Leur rareté renforce leur singularité et leur confère une valeur particulière. Elles sont d’autant plus prisées que leur prix est souvent plus élevé en raison de la loi de l’offre et de la demande. “La collection attire de plus en plus de monde. Moi, j’adore ces maillots en édition limitée parce que tu as peu de chances de voir une personne le porter dans la rue. Ça reprend les codes de la mode. C’est dans la différence que tu crées la force”, analyse Pierre-Alain Perennou.
Les clubs de football ne s’inspirent pas seulement de la mode dans leurs méthodes de vente. Ils s’en inspirent dans l’histoire qu’ils racontent autour de leurs maillots. Dans les designs, les campagnes de communication : les deux mondes en viennent même à collaborer ensemble. “L’avènement de cela, c’est la marinière de Nike avec l’équipe de France en 2011. Le maillot était inspiré des marinières de Jean-Paul Gaultier, et c’était Karl Lagerfeld qui avait fait le shooting photo. Depuis, il y a eu les maillots de Venise, il y a eu la collaboration entre le Paris Saint-Germain et Jordan et, là, le maillot a carrément changé de dimension. Ça a été suivi par la Juventus et Palace, une marque de streetwear. Il y a eu énormément de collaborations, d’éditions limitées” explique le journaliste de Footpack.
Cette collaboration inédite entre le Paris-Saint-Germain et Jordan, filiale basket de chez Nike, fait date. Avec ce projet, le PSG a souhaité associer “innovation et style” selon les mots de son président Nasser al-Khelaïfi. Arrivé en 2018 sur les maillots du club de la capitale, le “Jumpman” a eu un succès total. Chaque tenue incluait des détails rappelant la glorieuse carrière de “MJ”. Résultat : “on a même vu des maillots de PSG dans les défilés de mode !” s’exclame Luc Arrondel.

Cette collaboration, ainsi que les ventes record qu’elle a générées, a inspiré d’autres clubs. Parmi eux, le FC Barcelone qui affichera la saison prochaine le logo Black Mamba — l’autre filiale basket de Nike, associée cette fois à Kobe Bryant — sur son maillot. Mais elle a aussi suscité l’intérêt de clubs plus modestes. “Les codes de la mode se retrouvent même maintenant dans le football amateur. Et c’est quelque chose qu’on doit à Venise. En 2021, le club s’est vraiment fait connaître grâce à ses maillots, mais quand tu demandais aux gens de te citer trois joueurs de Venise, personne n’en était capable !” analyse Pierre-Alain Perennou.
Cette réussite de Venise a par exemple inspiré le FC Versailles, club de 3e division française. Les dirigeants se sont entourés de Ted Philippakos, artisan de la réussite marketing de Venise. D’après son président Alexandre Mulliez, le club francilien a multiplié la part de son chiffre d’affaires de l’année dernière provenant du merchandising par 6 avec sa nouvelle tenue. Le tout, en réalisant les trois-quarts des ventes à l’étranger. Une manne financière inespérée pour ce modeste club, qui va poursuivre cette stratégie pour la saison à venir.


Du stade à la rue
À l’image des maillots conçus entre le PSG et Jordan, les maillots ne se cantonnent plus aux enceintes sportives. Ils conquièrent un nouvel espace : la rue. ”Maintenant, c’est même devenu des tenues sportswear, et le PSG a été très fort là-dessus. Avec le marketing, on en a fait un vêtement, explique Bernard Lions. Le maillot du Paris Saint-Germain est carrément sorti de la sphère sportive, et c’est un souvenir que tu ramènes quand tu viens à Paris.”
Ces maillots aux couleurs sombres, sobres et épurés se détachent de l’image sportive, et visent une nouvelle cible. “Quand les clubs font des troisièmes, quatrièmes maillots ce n’est pas forcément le supporter qu’ils visent. Ça va être un autre public. Le supporter, c’est le maillot domicile” affirme Pierre-Alain Perennou. “Le vert de Saint-Etienne est compliqué à porter. Par contre un maillot tout noir ça passe nickel avec un jean. C’est plus facilement portable en ville”, illustre Bernard Lions
En resserrant ses liens avec la mode, les maillots ont changé d’image. “Se balader avec un maillot de football, il y a 30 ans, ça faisait complètement beauf ! se souvient le journaliste de l’Équipe. Aujourd’hui ça ne choque plus personne.” Pour Franck Duret, animateur et auteur de “Le foot, ses maillots, leurs histoires”, “vous n’auriez jamais vu un avocat ou un chirurgien avec un maillot de football ! Maintenant, c’est possible. D’autant plus qu’avec les prix actuels des maillots, c’est presque devenu un bien positionnel.”
Chez Nike, comptez 110 € pour un maillot classique et 150 € pour un maillot similaire à celui des joueurs. Ce gain de popularité des maillots de football a provoqué une hausse de la demande, et par conséquent des ventes. Bien qu’il s’agisse surtout d’un phénomène se cantonnant aux gros clubs et aux maillots spéciaux (édition limitée, anniversaire, collaboration), ce cercle contribue à la multiplication toujours plus importante du nombre de maillots.
Un choix marketing payant
Cette stratégie permet aux clubs de réaliser plus de ventes, mais cela ne les rend pas riches pour autant. Tout d’abord, parce que leurs marges sont faibles. “On estime que sur un maillot, un club touche entre 8 % et 15 %. Dans le cas du Real Madrid — qui est un des clubs qui vend le plus de maillots en Europe — dans les meilleures années, ils vendent 3 millions de maillots. Ils touchent environ 20 euros par maillot, ça fait 60 millions d’euros en tout. Ce n’est pas négligeable ! Mais par rapport à un chiffre d’affaires d’un milliard, ce n’est que 6 %”, explique Luc Arrondel.
En revanche, ce qui rapporte gros aux clubs, ce sont les contrats avec les équipementiers et les sponsors. “Pour les contrats équipementiers, ça dépend des clubs bien sûr, mais ça peut approcher les 100 millions d’euros pour les gros clubs. Et de même pour les contrats de sponsoring. Donc ce n’est pas la vente du tissu en lui-même qui va rapporter gros aux clubs” analyse l’économiste du football. Toutefois, la multiplication du nombre de maillots spéciaux augmentant les ventes du club, cela le rend plus populaire, plus visible, et peut lui permettre de négocier des contrats de sponsoring plus importants. “Tout est lié !” s’exclame-t-il.
Le supporter, première victime de la multiplication des maillots ?
Dans un premier temps, nous serions tentés de répondre non. Le supporter fait face à toujours plus de choix, il est donc plus facile pour lui de trouver une tenue qui lui plaît vraiment.
Certes, mais c’est peut-être la seule externalité positive de cette tendance. En commençant par changer de maillot tous les ans, les clubs et équipementiers poussent à l’achat des supporters qui n’auraient pas forcément besoin d’un nouveau maillot. “On n’est jamais obligé d’acheter un maillot. Mais il peut y avoir une incitation à le faire parce que d’une certaine manière on crée un besoin, résume Luc Arrondel. Si vous changez de maillots tous les ans, et si les supporters veulent être un peu dans l’actualité, ils sont obligés d’investir.”
Le renouvellement saisonnier permet de jouer sur le FOMO. Acronyme de “Fear of missing out”, le mot traduit l’anxiété découlant du risque de manquer un événement. En n’achetant pas le dernier maillot, le supporter ne possède pas le nouveau signe d’appartenance à la communauté. Et peut s’en sentir exclu. “Pour un fan de football, c’est très important d’avoir le dernier maillot, ça représente l’amour que tu as pour le club. Ils jouent sur le côté affectif”, explique Pierre-Alain Perennou.
Et la multiplication des maillots joue encore davantage sur ce syndrome. Pour Bernard Lions, si les supporters “veulent suivre l’air du temps, ils sont obligés d’en acheter 3.” Avec l’augmentation du prix des tenues, cela revient vite cher pour les supporters. S’ils choisissent de floquer et de badger le maillot authentique (le même que celui porté par les joueurs) du Real Madrid, cela leur coûtera plus de 200 €. “Ça devient un budget de fou ! s’exclame le journaliste de Footpack. Et c’est pour ça que tu vois la contrefaçon se développer. Dans la rue, quand tu portes ton maillot, personne ne va venir te dire “ton maillot, c’est un faux.”
Le renouvellement saisonnier et la multiplication des maillots s’inscrivent aussi dans une stratégie permettant de pousser indirectement à l’achat. “Si on vous dit “il n’existera que cette année”, ça devient immédiatement un collector en puissance et les fans vont se précipiter” illustre Franck Duret. Un moyen pour les clubs de réaliser plus de ventes, plus de bénéfices. Mais dans le même temps de produire plus, au détriment de la planète.
Une industrie textile très polluante
D’après une récente étude du Shift Project, l’empreinte carbone liée à la production et à la vente de maillots des 5 plus grands clubs européens (Liverpool, Manchester United, FC Barcelone, Bayern Munich et Real Madrid) s’élève à près de 43 000 tonnes d’équivalent CO2. Cela correspond à 172 000 aller-retour Paris-Amsterdam en voiture. Une pollution atmosphérique non-négligeable à laquelle il faut ajouter une pollution aquatique. On estime que la production textile est responsable d’environ 20 % de la pollution mondiale d’eau potable, à cause des teintures et des produits de finition. “Quand tu sais que fabriquer un maillot consomme à peu près 2 000 litres d’eau !” s’exclame Franck Duret.
Ces maillots sont très souvent composés à base de polyester, une matière synthétique dérivée du pétrole qui a l’avantage d’être légère et respirante, dont la production est énergivore et implique l’utilisation de produits pétrochimiques. Une seule lessive de vêtements en polyester peut libérer 700 000 fibres microplastiques. Remontant ensuite la chaîne alimentaire jusqu’à se retrouver dans nos assiettes.
Leur fabrication est majoritairement concentrée en Asie, dans des pays émergents aux bas salaires, ajoutant à la pollution de la fabrication, celle du transport maritime. “Au niveau du coût de fabrication, c’est nettement moins élevé, explique Luc Arrondel. L’entreprise va là où la main d’œuvre est la moins chère. Ça permet de dégager des marges assez importantes.” Au Vietnam, où Adidas et Nike sous-traitent une partie de la production de leurs produits, le salaire minimum est de 160 euros par mois. Une faible rémunération qui pose des questions sur les conditions de travail, les entreprises ayant déjà été épinglées pour du travail infantile. Selon le collectif “Ethique sur l’étiquette”, le coût de revient de cette main d’œuvre représente 1 % du prix total d’un maillot.
A suivre, jeudi 14 août : De la pelouse aux défilés : les maillots, objets de surconsommation (3/3) – Produire moins, ou mieux