Dans le troisième épisode de notre série “Nouveaux Imaginaires”, Ecolosport s’est entretenu avec Clothilde Sauvages, cofondatrice de Vent Debout et championne de France 2007 & 2009 de tumbling (gymnastique acrobatique), sur le lien étroit qu’entretient le sport avec la dimension politique.
Les Nouveaux imaginaires. Voici le sujet de cette nouvelle série d’Ecolosport, qui va s’atteler à repenser de nouveaux modèles pour le sport de demain. Ce n’est un secret pour personne : le modèle sportif que nous connaissons aujourd’hui exerce des pressions qui ont un impact sur les écosystèmes et de facto nos conditions d’habitabilité sur Terre. À la fois victime mais aussi responsable du dérèglement climatique, le sport fait face à des questionnements de taille concernant sa transformation et son adaptation. Relatant les constats et les réflexions d’intervenant(e)s varié(e)s, ces entretiens ont l’ambition de comprendre les enjeux et les solutions liés à l’Économie Sociale et Solidaire jusqu’aux idées de la réduction de nos activités, la décroissance.
Ecolosport : Tout d’abord, est-ce que vous pouvez vous présenter ?
Clothilde Sauvages : Je m’appelle Clothilde Sauvages et j’ai pratiqué le tumbling et le wakeboard sur les circuits nationaux et internationaux. Je suis également la cofondatrice avec Sylvain Paley d’un média qui s’appelle Vent Debout, composé d’un podcast, d’une newsletter et de conférences interrogeant avant tout les pratiques sportives contemporaines au regard des crises écologiques et sociales.
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Quels ont été facteurs à votre prise de conscience ?
Clothilde Sauvages : Quand j’ai fini mes études, j’ai directement rejoint le collectif Ouishare, qui travaillait beaucoup sur les angles morts de la société et se définissait comme un collectif de réflexion et d’expérimentation critiques sur des sujets de société. Quand j’ai quitté ce collectif il y a quasiment trois ans, c’était un moment où je regardais ce qui se passait dans le milieu sportif. C’est le milieu que j’ai côtoyé toute ma vie et sur lequel je dois beaucoup de ma construction sociale et identitaire, et à plusieurs reprises j’ai éprouvé un sentiment d’indignation en voyant ce qui se passait par rapport au sexisme, au racisme et aux aberrations écologiques. Je me disais que le sport était un peu à la ramasse sur certains sujets et a contrario que les milieux écologiques ne s’emparaient que très peu de cette question-là. J’avais le sentiment que j’avais peut-être quelque chose à jouer, que je pouvais par mes expertises et ce que j’avais appris, créer des ponts entre le milieu de la recherche et les sportif⋅ve⋅s, donner à entendre d’autres récits.
À travers Vent Debout, vous explorez les enjeux du monde du sport en le remettant dans son contexte politique. Pourquoi est-ce important de parler de cette relation étroite ?
Clothilde Sauvages : Je parle vraiment de politique au sens de la “Cité”, pas au sens partisan et politicien. Et c’est important parce que, tout simplement, le sport n’est pas en dehors du champ social. Il n’est pas apolitique par nature, mais empreint de toutes les évolutions et de tout ce qui nous traverse en tant que société. Du coup, il est urgent de le penser sous son prisme politique pour comprendre ses mécanismes, ses dysfonctionnements et ses angles morts.
Je vais reprendre un slogan de manif’ qui dit souvent que “penser l’écologie sans lutte des classes, c’est faire du jardinage”. Je pense qu’on ne peut pas penser l’écologie dans le sport si on ne politise pas non plus ce qu’est l’écologie, et qu’on ne l’envisage pas comme une évolution profonde de notre société. Donc oui, avec Vent Debout, nous nous attachons à montrer en quoi le sport est politique, car il n’y a qu’en le considérant comme un fait politique que nous pourrons agir dessus et que nous pourrons le transformer en profondeur sans tomber dans l’écueil des petits gestes et du greenwashing.
Quelles sont ces logiques et quels impacts vont-elles avoir sur le sport et la société ?
Clothilde Sauvages : Le sport est influencé par toutes les logiques discriminantes qui existent dans notre société moderne : sexisme, racisme, homophobie, validisme, etc. La question, c’est : amplifie t-il ces discriminations, ou tente-t-il au contraire de les réduire et d’agir contre ? Sur la question du sexisme et des inégalités liées au genre par exemple, le domaine sportif est bien souvent montré du doigt comme étant loin d’être un modèle. Et concernant l’écologie, c’est la même chose.
Dans la mesure où le sport contemporain est fondé avant tout sur un modèle capitaliste, de fait, il est traversé par les mêmes problématiques que dans le reste de la société. C’est-à-dire le fait de ne pas respecter les limites planétaires, d’avoir des difficultés à se remettre en question et à se penser dans un modèle qui serait soutenable par rapport aux choix et aux directions qu’on doit prendre aujourd’hui, si on veut un minimum tenter de respecter les Accords de Paris (traité international sur l’atténuation et l’adaptation au changement climatique signé en 2015, avec comme objectif à long terme de maintenir l’augmentation de la température moyenne de la planète bien en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels, de préférence sans dépasser +1,5°C. Au mois de juin 2025, le seuil des +1,5°C vient d’être déclaré inatteignable par des scientifiques, ndlr).
En juillet dernier, vous avez publié un article sur la décroissance avec Christophe Lepetit. Pourquoi avez-vous voulu parler de cette thématique ? Et comment définiriez-vous la décroissance ?
Clothilde Sauvages : Je pense qu’il est urgent d’envisager la notion de décroissance dans le sport. Ce qui m’intéresse avec Vent Debout, c’est de reprendre des idées et concepts qui forgent le courant écologique et d’essayer de les appliquer dans le sport. Je l’ai fait dans ce cas de figure, mais je l’ai aussi fait récemment sur la notion de performance avec Olivier Hamant qui préfère parler de Robustesse, ou encore avec Yamina Saheb à qui on doit la notion de sobriété dans les rapports du GIEC. Je crois profondément en l’urgence et le besoin pour l’industrie sportive de se décloisonner et de créer des alliances avec d’autres sphères, et notamment la sphère écologique.
Pour définir la décroissance, j’aime me référer à Jason Hickel ou à Timothée Parrique. Le premier parle de “réduction planifiée de l’utilisation de l’énergie et des ressources visant à rétablir l’équilibre entre l’économie et le monde du vivant, de manière à réduire les inégalités et à améliorer le bien-être”. C’est important de bien préciser que la décroissance ce n’est pas une récession, ce n’est pas quelque chose qu’on subit. C’est quelque chose qu’on planifie et qui relève d’une logique globale et politique.
Quelle est votre approche concernant la décroissance en tant que projet de transition et société ?
Clothilde Sauvages : On a le choix de ne rien faire et de continuer sur la piste dans laquelle on est, à savoir de saupoudrer nos activités sous couvert de greenwashing, de croissance verte et de faire des évolutions à la marge sans interroger nos modèles de croissance. Cela fait qu’à chaque année qui passe, rien ne s’améliore réellement. Mais force est de constater qu’il y a des limites planétaires, qu’on les dépasse et que les prédictions scientifiques empirent. Aujourd’hui, il faut quand même mettre des mots graves sur la situation globale qu’on connaît et la direction politique que l’on prend.
Donc je crois profondément en la décroissance comme concept, principe et schéma directeur pour tenter d’éviter le pire et se donner une boussole enthousiasmante. Ce que je trouve intéressant, c’est qu’il n’est pas question de tout arrêter, il est aujourd’hui question de s’interroger sur : quelles sont les activités climaticides ? Comment planifie-t-on cette sortie ? Et comment donne-t-on une véritable place aux activités qui permettent d’augmenter le bien-être de la population et de réduire les inégalités ? Ça me paraît d’autant plus important quand, aujourd’hui, on voit que les inégalités explosent, qu’il y a une caste de milliardaires qui s’accaparent toutes les ressources planétaires et que ce sont ces mêmes personnes qui émettent le plus d’émissions de gaz à effet de serre. La décroissance me paraît en cela un axe prometteur mais elle suppose de prendre des décisions et d’avoir du courage politique.
Est-ce que vous voyez que c’est un sujet qui monte de plus en plus dans le milieu du sport ?
Clothilde Sauvages : Je remarque que c’est un concept dont on parle un peu. Ou de manière isolée, dans des universités, avec certains athlètes qui sont déjà dans une transformation radicale de leur rapport à leur discipline, à la performance et au haut niveau. Je vois aussi que cette théorie économique parle à certains clubs et à certaines associations. Je pense par exemple au Bureau des Guides GR 2013 à Marseille qui organise des activités pédestres en ayant un prisme écologique et social hyper intéressant. L’enjeu est de se réapproprier son territoire, un principe très émancipateur où on travaille l’esprit critique et pas du tout dans une logique consumériste du sport.
Je pense qu’il faut vraiment se rendre compte aujourd’hui que le contexte climatique fait que nous sommes déjà impactés, ce ne sont plus des prédictions sur l’avenir. Il y a des sportifs qui mettent en danger leur intégrité physique en courant 2h pendant un match quand il fait 40°C. On a justement tourné un épisode pour la saison 2 de Vent Debout sur la vulnérabilité du sport par rapport à la ressource en eau avec une sportive qui fait du kayak en eaux vives – Marlène Devillez – et elle nous disait qu’il y a des sites de compétitions qui seront probablement impraticables dans quelques années, et que dès à présent, il arrive que des compétitions soient annulées parce qu’il n’y a plus les débits d’eau suffisants.
Maintenant, face à ces constats, la question c’est : comment on s’organise à l’échelle collective et structurelle dans le secteur sportif ? À ce stade, les grandes instances sportives n’ont pas du tout commencé à s’emparer de ce concept économique qui remet en cause la croissance. Au contraire, on voit plein de fédérations internationales qui continuent d’augmenter le nombre de compétitions internationales sur les circuits plutôt que de les réduire, qui continuent d’augmenter le nombre d’équipes participantes et qui organisent des compétitions internationales sur différents continents. Il y a des alternatives et des émergences mais l’enjeu c’est de passer à l’échelle du dessus et de convaincre les instances décisionnaires du sport que continuer sur le chemin actuel serait une folie.

Avez-vous des exemples d’autres espaces qui redéfinissent ce nouveau modèle ?
Clothilde Sauvages : Je suis plutôt dans l’idée et l’urgence de créer les choses à côté. On peut agir de l’intérieur mais je crois profondément dans le fait de construire des contre-modèles, qui montrent que c’est possible et qui ouvrent la fenêtre d’Overton à gauche. Pour le coup, ce ne sont pas ceux qu’on voit le plus souvent mais il y a des clubs et des fédérations qui interrogent le modèle d’aujourd’hui. La Fédération Sportive et Gymnique du Travail (FSGT), qui a dans son ADN un prisme très politique avec une culture communiste, a été la fédération développée par les classes ouvrières. Il y aussi l’UFOLEP qui travaille beaucoup sur la question de la laïcité.
Aujourd’hui, je pense qu’il y a des exemples, des structures et des espaces. Ce n’est pas dominant mais en tout cas, ils existent. La question, c’est : comment mettons-nous en lien, créons-nous des alliances et devenons-nous une vraie alternative ? L’économiste Éloi Laurent travaille sur ce qu’il appelle un État social-écologique. Je me dis que le sport a des choses à revendiquer et qu’il peut réellement avoir une place profonde dans cette société qu’on souhaite faire advenir. Mais ça suppose vraiment de redéfinir complètement notre rapport à nos pratiques. Et c’est ce que je fais avec Vent Debout, j’aurais pu décider d’influencer les médias traditionnels mais, avec Sylvain, on a préféré créer quelque chose ad hoc.
Quels sont les freins pour ces nouveaux changements dans le milieu du sport ?
Clothilde Sauvages : Aujourd’hui, le sport, dans sa forme dominante, est principalement organisé autour de la notion de performance. Il n’est pas organisé pour développer l’esprit critique, pour faire en sorte que toutes et tous puissent développer leur puissance corporelle, leur littératie physique. Je ne critique pas la haute performance et le haut niveau, car j’en ai fait partie et j’ai aimé profondément ça. Néanmoins, je questionne le fait que la structure sportive soit organisée principalement autour de ce principe.
Cela supposerait de remettre en question les modèles de financement du sport, qui pour beaucoup reposent sur des partenariats avec des entreprises qui font la part belle aux énergies fossiles. Je parle de certaines banques, certains constructeurs automobiles, de malbouffe, etc. Je pense également aux logiques d’organisation événementielle qui reposent sur les circuits internationaux autour de déplacements très carbonés. Et enfin, ces dernières années, le secteur sportif s’est beaucoup construit autour d’un consumérisme d’articles de sport. Ce n’est pas pour rien que tous les gens parlent de “terrains de jeu”, il n’y a rien de plus consumériste que de penser la montagne ou l’océan comme un “terrain de jeu”.
Quelle est la vision du sport de demain que vous défendez ?
Clothilde Sauvages : Je pense que c’est un sport qui retrouve de la sobriété, comme en parle Yamina Saheb (une des autrices des rapports du GIEC, ndlr), et je ne parle pas de remettre des cols roulés en hiver comme avait proposé Bruno Lemaire. Je vais citer aussi Corinne Morel Darleux qui a écrit le livre Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce et qui pour moi avait été un principe directeur. Dans ce livre, elle parle de la notion de commencer par arrêter de nuire et je crois beaucoup en ça. Je pense que le sport peut avoir des bienfaits absolument extraordinaires mais qui doit, d’ores et déjà, se poser la question de ses nuisances. À quels endroits nuisons-nous avec le sport ? Comment remettons-nous en question tous les privilèges que quelques uns vont avoir sur le reste de la société ? Ce que je défends, c’est une société dans laquelle il y a, à la fois, une justice sociale et une justice écologique.
J’aimerais aussi que ce soit un sport qui ne nuit plus ou le moins possible, qui permette de regagner de la sensibilité avec ce qui nous entoure, la faune et la flore, quand ce sont des pratiques en pleine nature, et qu’il soit plus tourné vers les principes de lien social, très important dans les espaces ruraux. Le sport a cette capacité de rassembler largement des publics assez divers, de créer des espaces de dialogue avec des personnes qui ne nous ressemblent pas ou qui n’ont pas les mêmes opinions. Dans le monde dans lequel on est, où il y a de plus en plus de polarisation, je pense que ce sont des espaces très importants pour recréer de la joie et des moments de vivre-ensemble collectifs.
Et le dernier point qui me tient beaucoup à cœur, c’est la notion émancipatrice du sport. Comment demain nos pratiques sportives nous permettront de développer notre esprit critique, notre capacité à penser, à nous organiser collectivement pour faire évoluer la société vers plus de justice sociale et écologique ?